18
Je n’étais pas à l’hôpital.
Mais j’étais dans un lit. Un lit qui n’était pas le mien. Et j’étais un peu plus propre que dans mes derniers souvenirs. On m’avait bandée, et j’avais mal partout. Je n’étais que douleur, en fait. Une douleur atroce. Mais bon, il fallait s’y attendre. C’était logique. Et transitoire. Enfin, je l’espérais, du moins. En tout cas, personne n’essayait d’aggraver mon cas : c’était déjà ça. Tout bien considéré, j’allais super bien, non ?
J’avais quand même quelques petits trous de mémoire. Je ne parvenais pas à me rappeler ce qui s’était passé entre le moment où j’étais encore dans la baraque abandonnée et maintenant. J’avais des flashs – des scènes qui me revenaient, des voix –, mais aucun lien pour les connecter entre eux. Je revoyais la tête de Machin Un se détacher et je savais que quelqu’un avait mordu Machin Deux. J’espérais qu’elle avait fini dans le même état que son comparse, mais je n’en étais pas sûre. Est-ce que j’avais vraiment vu Bill ? Et qu’est-ce que c’était, cette ombre noire derrière lui ?
Clic clic clic. J’ai réussi à tourner très légèrement la tête. Ma bonne fée était assise à mon chevet. Elle tricotait.
La vision de Claudine faisant du tricot était à peu près aussi surréaliste que celle de Bill apparaissant dans ma grotte – qui n’était pas une grotte. J’ai préféré me rendormir.
— Elle va s’en sortir.
J’ai reconnu la voix du docteur Ludwig. Sa tête est apparue au-dessus du côté de mon lit, ce qui a achevé de me convaincre que je n’étais pas dans un lit d’hôpital normal.
Le docteur Ludwig s’occupe des cas qu’on ne peut pas envoyer dans un hôpital standard parce que, rien qu’à les voir, le personnel s’enfuirait en hurlant. Et puis, le labo ne pourrait pas analyser leur sang. J’ai suivi des yeux la tête crépue du docteur Ludwig tandis qu’elle faisait le tour de mon lit pour se diriger vers la porte. Le docteur Ludwig avait une voix de basse. Je la soupçonnais d’être un hobbit – enfin, pas un vrai, mais pas loin. Sauf qu’elle portait des chaussures. Quoique... Est-ce que j’avais déjà aperçu les pieds du docteur Ludwig ? J’ai passé un bon moment à essayer de m’en souvenir. En vain.
— Sookie ? Est-ce que le remède fait son effet ? m’a-t-elle demandé, les yeux juste au niveau de mon coude.
J’ignorais si elle était partie et revenue ou si j’avais juste décroché un instant.
— J’ai moins mal, lui ai-je répondu, d’une voix éraillée à peine audible. Je commence à me sentir un peu engourdie. C’est... tout bonnement génial.
Elle a hoché la tête.
— Oui, compte tenu du fait que vous êtes humaine, vous avez beaucoup de chance.
Marrant. Je me sentais mieux que je ne l’avais été dans la maison abandonnée, mais je n’aurais pas pu dire que je me trouvais particulièrement vernie. Est-ce que j’estimais avoir eu une chance inouïe ? Non, même en y réfléchissant bien. J’étais estropiée corps et âme. On m’avait vidée de mes émotions autant que de mon sang.
— Non.
J’ai voulu secouer la tête, mais, même avec les calmants, il était clair que j’avais trop mal au cou pour m’y risquer – mes tortionnaires avaient pris un malin plaisir à m’étrangler : un de leurs sévices favoris.
— Vous n’êtes pas morte, m’a aimablement fait remarquer le docteur Ludwig.
Non, mais il s’en était fallu de peu. J’avais mordu sur la ligne. Si on m’avait sauvée avant ce moment critique, j’aurais ri tout le long du trajet jusqu’à la clinique secrète des Cess – enfin, là où j’étais, quel que soit l’endroit où l’on m’avait emmenée. Mais j’avais vu la mort de trop près – assez près pour voir tous les pores de son visage grimaçant – et j’avais trop souffert. Je n’allais pas m’en remettre, cette fois.
Mes structures physiques et mentales avaient été tailladées, déchiquetées, évidées, broyées, mordues, usées jusqu’à la corde. Je ne savais pas si je pourrais recoller les morceaux et redevenir la Sookie d’avant. C’est ce que j’ai dit – en abrégeant un peu – au docteur Ludwig.
— Ils sont morts, si ça peut vous aider, m’a-t-elle répondu.
Oui, effectivement, ça m’aidait. Et même pas mal, pour tout vous avouer. Je n’avais donc pas rêvé ; mes bourreaux avaient bien été mis à mort. Je craignais d’avoir pris mes désirs pour des réalités.
— Votre arrière-grand-père a décapité Lochlan, a-t-elle précisé.
Machin Un s’appelait donc Lochlan.
— Et le vampire Bill Compton a égorgé la sœur de Lochlan, Neave.
Autrement dit Machin Deux.
— Et où est Niall, en ce moment ? lui ai-je demandé.
— Au combat, m’a-t-elle annoncé d’un ton sinistre. Fini les négociations et les manœuvres tactiques pour prendre l’avantage. C’est la guerre ouverte, à présent.
— Et Bill ?
— Il a été grièvement blessé, a maugréé la petite doctoresse. Neave l’a poignardé, avant de se vider de son sang. Et elle ne l’a pas raté. Et puis elle l’a mordu, elle aussi. Sa lame était d’argent, comme les crochets qui couronnaient ses dents. Le vampire a le poison dans le sang, à présent.
— Il s’en remettra.
Elle a haussé les épaules d’un air dubitatif.
J’ai cru que mon cœur s’arrêtait. Je ne pouvais pas, non, je ne pouvais pas regarder cette horreur-là en face. L’idée m’en était par trop intolérable.
Je me suis efforcée de penser à autre chose, de chasser ce spectre qui, déjà, me hantait.
— Et Tray ? Il est là, lui aussi ?
Je n’ai pas aimé son silence, ni le regard qu’elle m’adressait.
— Oui, a-t-elle finalement marmonné.
— Il faut que je le voie. Bill aussi.
— Non. Vous n’êtes pas transportable ; Et puis, il fait jour : Bill dort, de toute façon. Mais Eric sera là, ce soir. Dans un peu plus de deux heures, en fait. Et il viendra avec un autre vampire. Ça aidera un peu. Quant au loup-garou, il est trop atteint pour que vous alliez le déranger.
Je n’ai pas pris le temps d’enregistrer ça. J’étais déjà passée à autre chose. Plutôt lent, le passage, mais je commençais à pouvoir aligner deux pensées cohérentes. Peu à peu, mon brouillard mental se levait.
— Vous savez si Sam a été prévenu ? Ça fait longtemps que je suis HS ? J’ai raté des journées de boulot ?
Nouveau haussement d’épaules fataliste.
— Je ne sais pas. J’imagine. Il est toujours au courant de tout, apparemment.
— Bon.
J’ai voulu changer de position... et j’ai retenu un cri de douleur.
— Je vais être obligée de me lever pour aller aux toilettes, l’ai-je avertie.
— Claudine ?
Ma cousine a posé son tricot et s’est levée de son fauteuil à bascule. C’est alors que, pour la première fois, j’ai pris conscience de son état : à croire que ma sublime bonne fée avait été poussée dans un déchiqueteur à bois. Elle avait les bras couverts de griffures, d’éraflures, de coupures et d’ecchymoses. Quant à son beau visage... un désastre ! Elle m’a souri, mais il était clair que c’était douloureux.
Quand elle m’a soulevée, j’ai bien senti l’effort que ça lui coûtait. En temps normal, Claudine aurait pu porter un veau, ou même deux, si elle l’avait voulu.
— Désolée, ai-je murmuré. Je peux marcher, j’en suis sûre.
— N’y pense même pas, a rétorqué Claudine. Tiens, regarde, on y est déjà.
Notre mission accomplie, elle m’a recouchée dans mon lit.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? lui ai-je demandé.
Entre-temps, le docteur Ludwig était partie – elle n’avait manifestement pas jugé utile de nous en informer.
— Je suis tombée dans une embuscade, m’a-t-elle expliqué de sa douce voix. Une bande de stupides lutins et une fée. Lee, de son prénom.
— J’imagine qu’ils étaient de mèche avec le fameux Breandan ?
Elle a hoché la tête et récupéré son tricot. L’ouvrage sur lequel elle travaillait ressemblait à un pull si minuscule que je me suis demandé si ce n’était pas pour un elfe.
— Ils l’étaient, oui. Ils ne sont plus que de la chair à pâté, à l’heure qu’il est.
Elle avait l’air drôlement contente d’elle.
Elle ne deviendrait jamais un ange, à ce compte-là. Je ne savais pas trop comment on gravissait les échelons, chez les fées, mais réduire son prochain en ses constituants premiers ne me paraissait pas vraiment la voie royale pour y arriver.
— Tant mieux.
Plus il y aurait de partisans de Breandan au tapis, mieux ça vaudrait.
— As-tu vu Bill ?
— Non.
Et, de toute évidence, le sujet ne la passionnait pas.
— Et où est Claude ? En sécurité, j’espère ?
— Il est avec grand-père.
Pour la première fois, j’ai vu l’inquiétude se peindre sur son beau visage.
— Us essaient de trouver Breandan. Grand-père pense que, s’il attaque le mal à la racine, les partisans de Breandan n’auront d’autre choix que de capituler et de lui prêter allégeance.
— Ah ! Et pourquoi n’es-tu pas avec eux ?
— Parce que je veille sur toi. Et, au cas où tu estimerais que j’ai choisi la solution de facilité, sache que je suis persuadée que Breandan essaie de nous localiser. Il doit être fou de rage. Il a été obligé d’entrer dans le monde des humains, qu’il déteste, et ce parce que ses assassins préférés ont été tués. Il aimait Neave et Lochlan. Cela faisait des siècles qu’ils étaient à ses côtés. Et ils étaient tous deux ses amants.
— Beurk !
Et ça venait du cœur. Ou du fond de mon estomac, peut-être.
— Beurk ! Beurk !
Je ne voyais même pas quel genre d’« amour » ces amants-là pouvaient bien faire. Ce à quoi j’avais assisté ne ressemblait pas à l’amour tel que je l’entendais, en tout cas.
— Jamais je ne t’aurais accusée d’avoir choisi la solution de facilité, ai-je ajouté, ma nausée passée. Le danger est partout en ce bas monde.
Claudine m’a lancé un regard entendu.
— D’où vient ce nom, Breandan ? ai-je repris, au bout d’un moment, en admirant la vitesse et la dextérité avec lesquelles ses aiguilles s’agitaient.
Je ne savais pas ce que le minuscule pull vert allait donner, mais le spectacle, à lui seul, valait le coup d’œil.
— C’est irlandais. Les plus anciens d’entre nous sont irlandais. Claude et moi avions des noms irlandais. Je trouvais ça ridicule, alors on en a changé. Personne ne pouvait les épeler et encore moins les prononcer correctement, de toute façon. Si tu entendais mon vrai nom, on dirait un chat crachant une boule de poils !
Le silence a envahi la chambre pendant quelques minutes.
— C’est pour qui, ce petit pull ? Tu attends un heureux événement ? lui ai-je demandé d’une voix râpeuse et sifflante comme un soufflet de forge rouillé.
J’avais voulu dire ça sur le ton de la plaisanterie. J’avais juste réussi à imiter Freddy Krueger dans Les Griffes de la nuit.
— Oui, m’a-t-elle répondu, en levant la tête pour me regarder, les yeux soudain brillants. Je vais avoir un bébé. Une vraie petite fée !
— Oh ! C’est génial ! me suis-je exclamée dans un souffle enroué, avec un sourire d’autant plus large qu’intérieurement j’hallucinais.
Ç’aurait peut-être été limite de chercher à savoir qui était l’heureux père, non ?
— Oui, c’est merveilleux. Nous ne sommes pas très féconds, et l’énorme quantité de fer dans ce monde a dramatiquement réduit notre taux de natalité. Notre population décline de siècle en siècle. J’ai vraiment de la chance. C’est l’une des raisons pour lesquelles je n’invite jamais d’humain dans mon lit – bien que, parfois, ce ne soit pas l’envie qui m’en manque. Ils sont tellement délicieux, pour certains d’entre eux. Mais je ne supporterais pas de perdre une seule période de fécondité pour un humain.
Ce n’était donc pas sa vocation pour l’angélisme qui empêchait Claudine de coucher avec ses nombreux admirateurs ? Quelle déception !
— Donc, le papa est une fée, en ai-je brillamment déduit.
Une façon comme une autre d’aborder la question de l’identité du père par la bande, si l’on peut dire.
— Vous êtes sortis ensemble longtemps avant ?
J’avais beau avoir la gorge en feu, ma curiosité l’emportait.
Claudine s’est esclaffée.
— Je savais que j’étais en période de fécondité. Je savais que c’était un mâle fertile. Nous n’étions pas très liés, mais nous nous sommes trouvés suffisamment désirables.
— Est-ce qu’il va t’aider à élever le bébé ?
— Oh oui ! Il sera là pour veiller sur elle pendant ses jeunes années.
— Tu me le présenteras ?
J’étais vraiment heureuse pour elle, mais d’une manière étrangement détachée.
— Bien sûr... si nous gagnons la guerre et si le passage entre nos deux mondes est toujours ouvert. En temps normal, il préfère rester en Féerie. Il ne raffole pas des humains.
Elle aurait tout aussi bien pu me dire qu’il était allergique aux chats.
— Si Breandan l’emporte, la Féerie sera coupée du reste de l’univers et tout ce que nous avons construit en ce monde sera détruit, a-t-elle soupiré. Toutes ces choses merveilleuses que les humains ont inventées et que nous pouvons utiliser, l’argent que nous avons créé pour investir dans ces inventions... tout sera perdu. Les humains sont si attachants, et c’est tellement grisant d’être en leur compagnie ! Ils dégagent tant d’émotion et d’énergie ! Ils sont tout simplement... amusants.
Ce nouveau sujet de discussion était certes passionnant, mais ma gorge me faisait un mal de chien et, quand je n’ai plus été capable de lui répondre, Claudine s’est désintéressée de la conversation. Elle avait beau s’être, en apparence, paisiblement remise à son tricot, au bout de quelques minutes, sa tension croissante a commencé à m’alarmer. Je la sentais sur le qui-vive. C’est alors que j’ai entendu des pas précipités dans le couloir. Claudine s’est levée pour aller jeter un coup d’œil à l’extérieur. Après avoir répété ce petit manège pour la troisième fois, elle a refermé la porte et poussé le loquet. Je lui ai demandé ce qu’elle redoutait.
— Les ennuis, m’a-t-elle répondu. Et Eric.
Du pareil au même. Je l’ai pensé très fort, mais je ne l’ai pas dit.
— Est-ce qu’il y a d’autres malades ici ? Est-ce que c’est une sorte d’hôpital ?
— Oui, mais Ludwig et son assistante sont en train d’évacuer les valides.
Je croyais avoir connu le summum de la terreur et ne plus jamais pouvoir éprouver la peur. Mais, avec cette tension qui émanait de ma bonne fée, ces émotions endormies se réveillaient.
Une trentaine de minutes plus tard, elle a redressé vivement la tête. Il était clair qu’elle tendait l’oreille.
— Eric arrive, m’a-t-elle annoncé. Je vais devoir te quitter. Je ne peux pas masquer mon odeur comme mon grand-père.
Elle s’est levée pour déverrouiller la porte et l’a ouverte en grand.
Eric est entré sans bruit : à un moment, je regardais la porte ouverte ; l’instant d’après, il s’y encadrait. Claudine a ramassé ses affaires pour s’en aller, en veillant à rester à distance respectueuse du vampire. Déjà, les narines d’Eric se dilataient.
A peine Claudine avait-elle disparu qu’Eric était à mon chevet. Il me regardait. Je n’éprouvais aucun bonheur à le voir, pas le moindre plaisir à le sentir à mes côtés. Même le lien de sang qui nous unissait n’avait pas résisté à l’épreuve que je venais de subir – mais ce n’était sans doute que temporaire. Mon visage me faisait tellement mal quand je changeais d’expression que je devinais les contusions et les plaies qui le balafraient : je ressemblais au monstre de Frankenstein, pas besoin de miroir pour m’en assurer. Mais, à ce moment-là, je n’avais pas le courage de m’en désoler. Pour tout dire, je m’en fichais.
Tout vampire qu’il était, Eric a eu beau s’efforcer de garder une mine impassible, sa rage se voyait.
— Foutues fées ! a-t-il maugréé, les babines retroussées comme un molosse près de mordre.
Je ne me rappelais pas avoir jamais entendu Eric jurer.
— Mortes maintenant, ai-je murmuré, limitant mon temps de parole au strict minimum pour ménager ma gorge.
— Oui. Une mort bien trop rapide, a grondé Eric.
J’ai hoché la tête (enfin, j’ai fait de mon mieux).
J’étais complètement d’accord avec lui. Je pensais même que ça aurait presque valu la peine de les ramener à la vie, rien que pour pouvoir recommencer à les tuer. Et à petit feu, s’il vous plaît.
— Je vais examiner tes blessures, m’a-t-il avertie.
— OK.
Mais je savais que ce ne serait pas joli, joli. Le peu que j’avais aperçu, en soulevant ma chemise dans les toilettes, avait suffi à me dissuader d’aller plus loin.
Avec une dextérité toute médicale, Eric a soigneusement replié draps et couverture. Je portais une chemise d’hôpital standard – on aurait pu imaginer que, dans un hôpital pour Cess, les malades auraient droit à un truc un peu plus sympa, non ? – et, forcément, elle était remontée à mi-cuisses. J’avais les jambes couvertes de morsures, des morsures profondes. Il manquait de la chair par endroits. En les regardant, j’ai pensé aux Dents de la mer.
Le docteur Ludwig avait bandé les plus sévères de mes blessures – j’étais sûre que les pansements cachaient des points de suture. Pendant un long moment, Eric m’a regardée sans rien dire, parfaitement immobile.
— Relève ta chemise, m’a-t-il finalement ordonné.
Mais, quand il s’est aperçu que je n’avais pas assez de force dans les bras pour y arriver, c’est lui qui s’en est chargé.
Mes tortionnaires s’étaient particulièrement attardés sur les points sensibles. Le spectacle n’était donc pas très ragoûtant – c’était même franchement écœurant, pour ne rien vous cacher. Un seul coup d’œil m’a suffi. Ensuite, j’ai préféré garder les yeux fermés, comme un gamin qui vient de tomber par erreur sur un film d’horreur. Pas étonnant que je souffre autant.
Je ne serais plus jamais comme avant, ni physiquement ni psychologiquement.
Après un long moment, Eric m’a recouverte.
— Je reviens, m’a-t-il promis en se levant.
Je l’ai entendu quitter la pièce. Quelques secondes plus tard, il était de retour avec deux bouteilles de PurSang, qu’il a posées au pied du lit.
— Décale-toi, m’a-t-il demandé.
Comme je le regardais sans comprendre, il a répété avec impatience :
— Décale-toi.
Quand il a enfin vu que je ne pouvais tout simplement pas bouger, il a glissé un bras derrière mon dos et l’autre sous mes genoux pour me déplacer vers l’extrême bord du lit. Heureusement que ce n’était pas un lit d’hôpital standard : j’aurais été obligée de me tourner sur le côté pour lui faire de la place.
— Je vais te nourrir, a-t-il alors déclaré.
— Quoi ?
— Je vais te donner mon sang. Sinon, tu vas mettre des semaines à guérir. Nous n’avons pas le temps d’attendre.
Un tel pragmatisme, en pareilles circonstances, ça forçait le respect. À tel point que j’ai senti la tension qui nouait mes épaules se relâcher. Je ne m’étais pas rendu compte de l’état de stress dans lequel j’étais. Eric s’est mordu le poignet et l’a approché de mes lèvres.
— Tiens, m’a-t-il dit, comme s’il n’était même pas question que je puisse refuser.
Il a glissé son bras libre sous ma nuque pour me soulever la tête. Ça n’allait rien avoir d’érotique, comme ces petites morsures qui font partie du jeu quand on fait l’amour avec un vampire. Pendant un moment, je me suis interrogée sur mon consentement implicite. Mais Eric avait dit qu’on n’avait pas le temps. Une moitié de ma tête comprenait ce que ça signifiait, mais, l’autre, complètement amorphe, semblait considérer le facteur temps comme quelque chose de fluctuant qui le rendait pratiquement négligeable.
J’ai ouvert la bouche et j’ai aspiré. J’avais si mal et j’étais tellement horrifiée par l’état dans lequel j’étais, par les ravages causés à mon pauvre corps, que je ne me suis pas demandé plus d’une seconde s’il était bien sage de faire ce que je faisais. Je savais avec quelle rapidité le sang de vampire agissait. Ça me suffisait.
Sa plaie s’est refermée une fois. Il l’a rouverte.
— Es-tu vraiment sûr que tu devrais faire ça ? me suis-je alarmée, au moment où il se mordait pour la deuxième fois.
Je m’en suis voulu d’avoir fait une phrase entière : j’ai eu l’impression qu’on me rabotait le gosier à vif.
— Oui. Je connais mes limites. Et j’ai pris mes précautions avant de venir. De toute façon, il faut que tu puisses bouger.
Logique. Devant un tel sens pratique, on ne pouvait que s’incliner. Je commençais à me sentir un peu mieux. Le comportement d’Eric me permettait de dédramatiser. Je n’aurais pas supporté sa pitié.
— Bouger ?
Rien que d’y penser, j’ai été prise de panique.
— Oui. Les partisans de Breandan pourraient nous... vont nous trouver d’un instant à l’autre. Ils te suivent à la trace, maintenant. Tu portes l’odeur des fées qui t’ont torturée. De plus, ils savent que Niall t’aime assez pour sacrifier les siens pour toi : ils te traqueront sans relâche. Et ils se feront un plaisir de te tuer. Ils s’en délectent déjà.
À la perspective de nouvelles horreurs, je me suis mise à pleurer. Eric m’a caressé la joue – un geste tendre plein de douceur. Puis il m’a houspillée.
— Arrête ça immédiatement ! m’a-t-il ordonné. Il faut que tu sois forte. Je suis fier de toi, tu m’entends ? Très fier de toi.
— Pourquoi ?
J’ai de nouveau pressé mes lèvres contre son poignet et j’ai recommencé à lui sucer le sang.
— Tu es encore entière. Tu es encore un être humain. Lochlan et Neave ont laissé des vampires et des fées en lambeaux. Littéralement en lambeaux. Mais toi, tu as survécu. Ta personnalité et ton âme sont toujours intactes.
— On m’a secourue, lui ai-je rappelé, avant de prendre une profonde inspiration pour me pencher encore une fois sur son poignet.
— Tu aurais survécu à bien pis.
Eric a attrapé une bouteille de PurSang et l’a vidée d’un trait.
— Encore aurait-il fallu que je le veuille...
J’ai inspiré profondément et je me suis rendu compte que, même si ma gorge me faisait encore mal, la douleur devenait supportable.
— Je n’avais plus vraiment envie de vivre après...
Il m’a embrassée sur le front.
— Mais tu es encore en vie. Et ils sont morts. Et tu es à moi et tu resteras à moi. Ils ne t’auront pas.
— Tu crois vraiment qu’ils vont venir ici ?
— Oui. Tôt ou tard, les hommes de Breandan – du moins, ce qu’il en reste – découvriront cet endroit, si ce n’est Breandan lui-même. Il n’a plus rien à perdre et il a son blason à redorer. Je crains qu’ils n’arrivent sous peu. Ludwig a pratiquement fini d’évacuer les autres patients.
Il a légèrement tourné la tête, comme s’il tendait l’oreille.
— Oui, ils sont presque tous partis, a-t-il affirmé après vérification.
— Qui est encore là ?
— Bill est dans une chambre voisine. Clancy lui donne son sang.
— Tu n’avais pas l’intention de lui en donner ?
— Si tes blessures avaient été incurables... Non, je l’aurais laissé crever.
— Mais pourquoi ? Il est venu me sauver ! Pourquoi lui en vouloir ? Et toi, tu étais où, pendant ce temps-là, hein ?
Je sentais la moutarde me monter au nez.
Eric a tressailli – une réaction violente pour un vampire aussi vieux – et il a détourné les yeux. Je ne me serais pas cru capable de dire des choses pareilles.
— Ce n’est pas comme si tu étais obligé de venir à mon secours, ai-je repris. Mais j’ai tellement espéré... J’ai espéré que tu viendrais. J’ai prié pour que tu viennes. Je me disais que tu finirais par entendre mon appel. Alors, je t’ai appelé, appelé...
— Tu me tues, a-t-il lâché dans un souffle. Tu me tues.
Je l’ai senti frémir, comme si chacun de mes mots était un coup de poignard que je lui portais.
— Je t’expliquerai, m’a-t-il assuré d’une voix sourde. Je te le promets. Et tu comprendras. Mais ce n’est pas le moment : nous n’en avons pas le temps. Est-ce que tu te sens mieux, maintenant ?
J’ai réfléchi à la question. Je ne me sentais pas aussi mal qu’avant la «transfusion ». Toutes mes plaies me démangeaient atrocement. C’était bon signe. Ça signifiait que les chairs se reconstituaient.
— Pas encore, mais je commence à croire que ça viendra, lui ai-je prudemment répondu. Oh ! Est-ce que Tray Dawson est toujours là ?
Eric m’a dévisagée, la mine grave.
— Oui.
— Comment ça se fait ? Pourquoi le docteur Ludwig ne l’a pas évacué ?
— Il n’y aurait pas survécu.
— Oh non !
Malgré tout ce que j’avais traversé, ça parvenait encore à me toucher.
— Bill m’a parlé du sang de vampire qu’on lui a fait ingérer. Ils comptaient sur les effets dévastateurs que cela pourrait avoir sur un loup-garou. Ils espéraient que, pris de folie, il passerait sa rage sur toi. Mais le fait qu’il t’ait laissé livrée à toi-même leur a suffi. Lochlan et Neave ont été retardés, pourtant, par deux guerriers de Niall qui les ont attaqués, et ils ont dû se battre. Ensuite, ils ont décidé de s’assurer que Dawson ne reviendrait pas te prêter main-forte. Bill m’a appelé pour me prévenir que vous alliez chez Dawson. Mais, à ce moment-là, ils le détenaient déjà. Et ils se sont bien amusés avec lui avant de... avant de t’enlever.
— Et il est en si mauvais état que ça ?
Je ne parvenais pas à imaginer qu’une telle armoire à glace, qu’un lycanthrope de cette trempe – le plus coriace de tous ceux que je connaissais – ait pu tomber.
— Le sang de vampire qu’ils ont utilisé ne leur a servi qu’à diluer leur poison. Ils ne l’avaient jamais expérimenté sur un loup-garou, je suppose, parce qu’il a mis très longtemps à agir. Puis ils ont exercé leurs talents sur lui... Peux-tu te lever ?
J’ai essayé de mobiliser les muscles concernés pour exécuter l’effort exigé.
— C’est peut-être encore un peu tôt, ai-je avoué.
— Je vais te porter.
— Pour aller où ?
— Bill veut te parler. Il va falloir que tu sois courageuse.
— Mon sac, lui ai-je demandé. Il y a quelque chose que je dois prendre dedans.
Eric s’est exécuté sans discuter, posant l’objet en question – passablement sale et abîmé, désormais – sur le lit à côté de moi. En me concentrant, j’ai réussi à l’ouvrir et à glisser la main à l’intérieur. Eric a haussé les sourcils en voyant ce que j’en sortais. Mais, brusquement, son expression a changé pour laisser place à la plus vive anxiété. Il avait dû entendre quelque chose. En un clin d’œil, il m’avait déjà soulevée comme une plume. Lorsqu’il s’est immobilisé devant la porte, les bras encombrés par son fardeau, je me suis penchée pour tourner la poignée. Il a poussé le battant du pied et on est sortis dans le couloir. Là, j’ai découvert qu’on se trouvait dans un vieux bâtiment, une petite entreprise quelconque qui avait été reconvertie en clinique pour Cess. Il y avait des portes tout le long du couloir et une sorte de salle de contrôle vitrée, à peu près à mi-parcours. À travers la vitre en façade, j’ai aperçu au-dehors un entrepôt plutôt sinistre. Quelques lumières étaient allumées à l’intérieur, juste assez pour que je puisse voir qu’il était vide et qu’il servait de débarras pour des meubles de rangement délabrés et des pièces de grosses machines.
On a tourné à droite pour entrer dans la dernière chambre, au bout du couloir. C’est encore moi qui ai ouvert la porte, mais ça n’a pas été aussi douloureux d’attraper la poignée que la première fois.
Il y avait deux lits, dans la chambre.
Bill était allongé sur celui de droite et, assis à son chevet sur une chaise en plastique calée contre le bord du lit, Clancy lui donnait son sang, tout comme Eric l’avait fait pour moi. Bill avait le teint cireux, les joues creuses. Il semblait à l’article de la mort.
Tray Dawson gisait sur le lit voisin, encore plus mal en point. Lui paraissait bel et bien être déjà passé de vie à trépas. Son visage n’était plus qu’un énorme bleu ; il lui manquait une oreille ; ses yeux étaient si gonflés qu’il ne pouvait sans doute plus les ouvrir et il était couvert de croûtes. Et encore ! Je ne voyais que sa tête. Ah ! il avait une attelle à chaque bras, aussi.
Lorsque Eric m’a couchée à côté de lui, Bill a ouvert les yeux. Au moins cela n’avait-il pas changé : ses beaux yeux de velours, aussi noirs que des puits sans fond. Il avait cessé de sucer le sang de Clancy, mais il ne bougeait toujours pas et il n’avait pas vraiment meilleure mine.
— L’argent s’est infiltré dans son organisme, a platement déclaré Clancy. Le poison a atteint toutes les parties de son corps. Il va avoir besoin de bien plus de sang pour l’évacuer.
J’ai voulu demander : « Est-ce qu’il s’en remettra ? » Mais je n’ai pas pu. Pas avec Bill étendu là. Clancy s’est levé, et Eric et lui ont entamé une conversation à voix basse – pas rigolote, la conversation, à en juger par leur expression.
— Comment... vas-tu... Sookie ? m’a demandé Bill d’une voix hachée. Vas-tu... guérir ?
— Exactement la question que je voulais te poser.
Je n’avais pas plus que lui la force ou l’énergie de prendre des gants.
— Tu vas vivre, a-t-il soupiré, manifestement soulagé. Je sens qu’Eric t’a donné son sang. Tu aurais guéri, de toute façon, mais cela hâtera la cicatrisation. Je regrette tant de ne pas être arrivé avant !
— Tu m’as sauvé la vie.
— Je les ai vus... t’enlever.
— Quoi ?
— Je les ai vus... quand ils t’ont enlevée.
— Et tu...
J’ai failli lui dire : « Et tu ne les en as pas empêchés ! », mais ç’aurait été trop cruel.
— Je savais que je ne... pourrais pas les vaincre tous les deux, s’est-il efforcé de m’expliquer. Si j’avais essayé de les combattre et... s’ils m’avaient tué, ton sort aurait été scellé. Je ne sais pas grand-chose des fées. Pourtant... même moi, j’avais entendu parler... de Neave et de son frère.
Ces quelques phrases semblaient l’avoir épuisé. Il a essayé de tourner la tête sur l’oreiller pour pouvoir me regarder, mais il a à peine pu la bouger de quelques millimètres. Ses beaux cheveux noirs étaient devenus ternes, et sa peau avait perdu cet éclat singulier qui m’avait tant fascinée quand je l’avais rencontré.
— Alors, tu as appelé Niall ?
— Oui, m’a-t-il répondu, en remuant à peine les lèvres. Ou, du moins... j’ai appelé Eric pour lui dire ce que j’avais vu et... je lui ai dit d’appeler Niall.
— Mais elle se trouvait où, cette vieille maison abandonnée ?
— Au nord d’ici, dans l’Arkansas. Cela m’a pris du temps pour te localiser... Trop longtemps... S’ils y étaient allés en voiture, encore ! Mais ils sont passés par le monde des fées... Cependant, en conjuguant mon flair et la maîtrise qu’a Niall de la magie des fées, nous avons finalement réussi à te retrouver... Du moins t’avons-nous sauvé la vie... Malheureusement, pour le loup-garou, il était déjà trop tard.
Tray était donc avec moi dans la maison abandonnée ? Ça n’aurait certes pas changé grand-chose, si je l’avais su, mais... peut-être que je me serais sentie un peu moins seule.
C’était d’ailleurs probablement la raison pour laquelle les deux fées ne me l’avaient pas dit. J’étais prête à parier que la torture psychologique n’avait aucun secret pour elles.
— Tu es sûr qu’il va...
— Regarde-le, ma douce.
— Chuis pas encore... mort, a alors marmonné Tray.
J’ai voulu me lever pour aller le voir, mais c’était présumer de mes forces. Tout juste si j’ai pu me tourner sur le côté pour lui parler. Cependant, les lits étaient si près que, même avec sa voix enrouée, je pouvais l’entendre sans difficulté. Quant à lui, je pense qu’il arrivait plus ou moins à me situer.
— Tray. Oh, Tray ! Je suis tellement désolée.
Il a secoué la tête en silence.
— Ma faute... J’aurais dû savoir... la femme dans les bois... pas normale...
— Vous avez fait de votre mieux. Elle vous aurait tué, si vous lui aviez résisté.
— En train d’mourir...
Il s’est forcé à ouvrir les yeux. Il est presque parvenu à me regarder en face.
— Pas volé, a-t-il grogné.
J’ai baissé la tête. Je pleurais à chaudes larmes. Lorsque je l’ai relevée, Tray paraissait avoir perdu connaissance. Je me suis retournée vers Bill. Le vampire semblait un peu moins mal en point.
— Si j’avais pu les en empêcher... Pour rien au monde, je n’aurais voulu les laisser te faire du mal, s’est-il désolé. La dague de Neave était d’argent et elle avait des crocs d’argent... J’ai réussi à l’égorger, mais elle n’est pas morte sur le coup... Elle s’est battue jusqu’au bout.
— Mais Clancy t’a donné son sang. Tu vas guérir.
— Peut-être...
Il avait toujours ce même calme olympien, et cette voix glaciale qui me faisait frissonner.
— Je sens mes forces me revenir un peu, a-t-il concédé. Suffisamment pour me soutenir pendant l’assaut final. Je n’en demande pas davantage.
Ça m’a laissée sans voix. Les vampires mouraient seulement quand on leur plantait un pieu dans le cœur, quand on les décapitait ou quand ils attrapaient le sino-sida. Et encore ! il fallait vraiment que ce soit un cas sévère. Mais empoisonnés à l’argent ?
— Bill... ai-je murmuré, soudain prise de panique : j’avais encore tant de choses à lui dire !
Il avait fermé les yeux, mais il les a rouverts en entendant cette urgence dans ma voix.
— Ils arrivent ! s’est alors exclamé Eric.
J’ai dû ravaler mes regrets.
— Les hommes de Breandan ? me suis-je alarmée.
— Oui, a répondu Clancy. Ton odeur les a guidés.
Même en un moment pareil, il ne pouvait s’empêcher de me rabaisser. Comme si j’avais fait exprès de laisser une odeur pour qu’on puisse me traquer !
Eric a tiré un long couteau du fourreau qui lui battait la cuisse.
— Du fer ! a-t-il jubilé avec un sourire carnassier.
Bill lui a rendu son sourire – vraiment pas engageant, le sourire, croyez-moi.
— Pas de quartier ! a-t-il lancé d’une voix beaucoup plus ferme, tout à coup. Clancy, aide-moi à me lever.
— Non ! me suis-je écriée.
— Mon cœur, je t’ai toujours aimée, a-t-il alors déclaré d’un ton solennel. Et je serai fier de mourir pour te défendre. Lorsque je ne serai plus, dis une prière pour moi dans une vraie église.
Tout en se penchant pour soutenir Bill, Clancy m’a jeté un regard noir. Bill a chancelé sur ses jambes flageolantes. Il était désormais aussi vulnérable qu’un humain. Il s’est débarrassé de sa chemise d’hôpital pour prendre position à son poste de combat, simplement vêtu d’un pantalon de pyjama fermé par une cordelette.
Moi non plus, je ne voulais pas mourir en chemise d’hôpital.
— Eric, aurais-tu une lame à me donner ? s’est enquis Bill.
Sans quitter la porte des yeux, Eric lui a tendu une version écourtée de la sienne – grande comme la moitié d’une épée, quand même. Clancy était armé, lui aussi.
Personne n’a parlé d’évacuer Tray. Lorsque j’ai jeté un coup d’œil vers lui, je me suis demandé s’il n’était pas déjà mort.
Quand le téléphone d’Eric a sonné, j’ai fait un bond de deux mètres. Il a répondu d’un « Oui ? » cassant. Il a écouté en silence et a refermé l’appareil d’un claquement sec. J’ai failli rigoler. L’idée que les Cess communiquent par portables interposés semblait tellement délirante ! Mais, lorsque j’ai vu Bill, avec son teint de cendres, appuyé contre le mur car incapable de se tenir debout, j’ai pensé que plus rien au monde ne pourrait me faire rire.
— Niall et son bras droit sont en chemin, nous a annoncé Eric, d’une voix parfaitement calme et assurée, comme s’il nous donnait les cours de la Bourse. Breandan a bloqué toutes les issues qui mènent au pays des fées, sauf une. Quant à savoir si Niall arrivera à temps...
— Si je m’en sors, a alors dit Clancy, je te demanderai de me relever de mon serment d’allégeance, Eric, pour que je puisse chercher un autre maître. L’idée même de mourir pour défendre une humaine, quelle que soit sa relation avec toi, me révulse.
— Si tu meurs, lui a rétorqué Eric, tu mourras parce que ton shérif t’a ordonné de te battre. La raison importe peu.
Clancy a opiné du bonnet.
— Oui, maître.
— Mais, si tu devais avoir la vie sauve, je te relèverais de ton serment.
— Merci, Eric.
Mazette ! J’espérais seulement qu’ils se sentaient mieux, maintenant qu’ils avaient réglé leurs petites affaires.
Bill tenait à peine debout. Mais ni Eric ni Clancy ne semblaient y trouver à redire. Ils paraissaient même approuver. Je ne pouvais pas percevoir ce qu’ils entendaient, mais la tension dans la pièce ne cessait de monter, jusqu’à en devenir pratiquement insoutenable.
En regardant Bill, qui attendait tranquillement que la mort vienne le chercher, j’ai eu une vision de lui tel que je l’avais connu : le premier vampire que j’avais rencontré ; mon premier amant ; le premier homme que j’avais aimé. Ces beaux souvenirs avaient été entachés par tout ce qui s’était passé après. Mais, en cet instant, en le revoyant tel qu’il était vraiment, j’ai ressenti une énorme bouffée d’amour pour lui.
Puis j’ai entendu un craquement sinistre et j’ai aperçu le tranchant d’une hache planté dans la porte. Des cris stridents se sont alors élevés pour encourager l’invisible bûcheron, de l’autre côté.
J’ai décidé de me lever aussi : tant qu’à mourir, autant mourir debout. Du moins me restait-il encore ce courage-là. C’était peut-être le sang d’Eric qui bouillait dans mes veines à l’approche du combat. Rien n’exaltait plus le beau Viking que la perspective d’une bonne bagarre. Je me suis redressée tant bien que mal. Je me suis alors rendu compte que je pouvais marcher (enfin, que je pouvais faire quelques pas). Il y avait des béquilles en bois contre le mur. Je ne me rappelais pas avoir jamais vu de béquilles en bois, mais ça ne m’a pas étonnée plus que ça. Rien dans l’équipement de cette clinique ne ressemblait à ce qu’on trouvait habituellement dans un hôpital.
J’ai attrapé une béquille et je l’ai soulevée pour voir si elle pourrait me servir de batte de base-ball, le cas échéant. La réponse était «sans doute pas ». Si je la balançais à la tête d’un adversaire, il y avait de grandes chances que je parte avec et que je me retrouve par terre. Mais tout valait mieux que la passivité. De toute façon, j’avais déjà les armes que j’avais récupérées dans mon sac. Et puis, au moins, la béquille m’équilibrerait. Ce serait déjà ça.
Tout s’est passé beaucoup plus vite que je ne pourrais jamais vous le raconter. La porte a explosé, et les fées ont arraché les bouts de bois qui restaient, créant un trou assez grand pour laisser passer un grand maigre aux cheveux arachnéens. Un éclat belliqueux brûlait dans ses grands yeux verts zébrés d’éclairs. Il a frappé Eric avec son épée. Mais Eric a paré le coup et a réussi à l’éventrer. La fée a hurlé et s’est pliée en deux. Le coup de dague de Clancy l’a atteinte en pleine nuque et lui a sectionné la tête.
Je me suis adossée au mur, j’ai coincé la béquille sous mon bras gauche et j’ai empoigné mes armes, une dans chaque main. On était côte à côte, Bill et moi. Puis, lentement, délibérément, il est venu se placer devant moi. L’assaillant suivant n’avait pas franchi la porte que Bill lançait son couteau. Sa pointe s’est fichée en plein dans la gorge de la fée. Bill a tendu la main en arrière pour prendre le sarcloir de Granny sur le lit.
Il ne restait pratiquement plus rien de la porte, à présent. L’espace d’un instant, l’ennemi a semblé reculer, pourtant. Puis un nouveau combattant est entré, enjambant les bouts de bois et le corps de la première fée que Clancy avait décapitée. J’ai tout de suite su que c’était Breandan. Ses cheveux tirant sur le rouge étaient tressés dans son dos, et son épée, quand il l’a levée pour frapper Eric, a dessiné dans l’espace un arc écarlate.
Eric était le plus grand, mais l’épée de Breandan était la plus longue. Cependant, Breandan était blessé : sa chemise était trempée de sang sur un côté. J’ai alors aperçu quelque chose qui brillait... une aiguille à tricoter ! Oui, une aiguille à tricoter plantée dans son épaule. J’ai compris que le sang, sur son épée, n’était autre que celui de Claudine. Une rage aveugle s’est subitement emparée de moi. C’est ce qui m’a soutenue quand j’aurais dû m’effondrer.
Déjouant habilement toutes les attaques d’Eric, Breandan a alors sauté de côté, laissant place à une guerrière incroyablement grande qui a surgi devant Eric en lui balançant sa massue à la tête (oui, oui, vous avez bien lu : une massue !). Eric s’est baissé pour esquiver le coup. Mais la massue a continué sa course et est venue frapper Clancy à la tempe. Les cheveux roux du vampire ont brusquement viré au rouge sang, et il s’est écroulé comme un château de sable. Breandan a sauté par-dessus son corps inanimé pour affronter Bill, décapitant Clancy avec son épée au passage. Son sourire sardonique s’est encore élargi.
— C’est toi, a-t-il fait dans un sifflement vipérin. C’est toi qui as tué Neave.
— Je lui ai arraché la gorge, a rétorqué Bill.
Sa voix, plus assurée que jamais, avait recouvré toute sa puissance. Mais il vacillait sur ses jambes.
— On dirait qu’elle ne s’est pas laissé faire, a ricané Breandan en relâchant légèrement sa garde. Je ne ferai donc que te donner le coup de grâce.
Derrière lui, oublié dans son coin, Tray Dawson a alors, au prix d’un effort surhumain, agrippé la chemise de la fée. D’un geste négligent, Breandan s’est légèrement détourné pour planter son épée étincelante dans la poitrine du loup-garou sans défense. Quand il l’a retirée, elle était couverte de sang frais. Mais, profitant de ce court instant où Breandan levait le bras pour frapper, Bill lui avait enfoncé le sarcloir de Granny dans l’aisselle. Lorsque Breandan s’est retourné, une expression de stupeur s’était peinte sur son visage. Il a regardé le manche de bois qui dépassait de son flanc, comme s’il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il faisait là. Puis un filet de sang est apparu au coin de ses lèvres.
C’est alors que Bill a commencé à s’effondrer.
Brusquement, tout s’est figé – dans ma tête, du moins. Il n’y avait plus rien devant moi. La guerrière avait abandonné le combat avec Eric pour se précipiter sur le corps de son prince terrassé. Elle a hurlé, un long cri perçant, puis elle a pivoté d’un bloc. La rage flamboyait dans ses yeux étincelants. Mais, comme Bill tombait, c’est vers moi qu’elle s’est tournée, prête à frapper.
J’ai réagi aussitôt, l’aspergeant copieusement avec mon pistolet à eau.
Elle a hurlé de plus belle, mais de douleur, cette fois. Le jet avait éclaboussé sa poitrine et ses bras et, là où le citron avait touché sa peau, de petites volutes de fumée commençaient à s’élever. Une goutte avait atteint sa paupière. Je m’en suis rendu compte parce qu’elle y portait la main pour frotter son œil en feu. C’est à ce moment-là qu’Eric a fait tournoyer sa longue dague pour lui sectionner le bras. Puis il l’a poignardée.
C’est alors que Niall s’est encadré dans la porte, si éblouissant que j’en ai eu mal aux yeux. A la place de l’impeccable costume noir qu’il revêtait pour venir me voir dans le monde des humains, il portait une sorte de longue tunique et un pantalon ample glissé dans des bottes. Il était tout de blanc vêtu et il rayonnait comme un soleil... sauf aux endroits où il était maculé de sang.
Un silence pesant a envahi la pièce. Il ne restait plus personne à tuer.
J’ai glissé sur le sol. J’avais les jambes en coton. Je me suis retrouvée effondrée contre le mur, à côté de Bill. Je ne savais même pas s’il était vivant ou mort. J’étais trop traumatisée pour pouvoir pleurer et trop horrifiée pour pouvoir crier. Plusieurs de mes blessures s’étaient rouvertes, et l’odeur du sang, conjuguée à l’ensorcelant parfum des fées, a attiré vers moi un Eric encore tout excité par la fièvre du combat. Avant que Niall ait pu m’atteindre, Eric était déjà à genoux, à mes côtés, et léchait ma joue ensanglantée. Mais ça ne me choquait pas. Il m’avait donné son sang, après tout. Il ne faisait que récupérer son bien. Une sorte de recyclage à la sauce vampire, en quelque sorte.
— Écarte-toi d’elle, vampire, lui a alors ordonné mon arrière-grand-père d’une voix toute douce.
Quand Eric a relevé la tête, il avait encore les yeux clos du jouisseur comblé. Puis il a été parcouru d’un tressaillement et il s’est écroulé à côté de moi. Son regard est alors tombé sur le corps de Clancy. Toute l’exaltation qui l’embrasait encore a déserté son visage, et une larme de sang a roulé sur sa joue blême.
— Bill a survécu ? lui ai-je demandé.
— Je ne sais pas.
Il a posé un regard absent sur son bras. Il était blessé, lui aussi : une vilaine estafilade à l’avant-bras gauche. J’avais complètement zappé cet épisode. Mais je voyais déjà la plaie se refermer entre les pans de sa manche déchirée.
Mon arrière-grand-père s’est accroupi en face de moi.
— Niall, ai-je articulé, mettant mes lèvres et mes mâchoires au supplice. Niall, je ne croyais pas que vous arriveriez à temps.
À vrai dire, j’étais tellement sonnée que je ne savais même plus ce que je disais, ni même à quel moment critique je faisais référence. Pour la première fois de mon existence, retenir la vie en moi me semblait si pénible que je n’étais pas très sûre que ça en vaille la peine.
Mon arrière-grand-père m’a prise dans ses bras.
— Tu es en sécurité, maintenant, a-t-il affirmé. Je suis le seul prince encore en vie. Plus personne ne peut se dresser contre moi. Et presque tous mes ennemis sont morts.
— Mais regardez autour de vous, me suis-je indignée, en posant néanmoins la tête sur son épaule. Regardez, Niall, le prix exorbitant qu’il a fallu payer.
Le sang de Tray Dawson dégoulinait doucement le long du drap trempé pour dégoutter sur le sol. Bill gisait, roulé en boule contre ma cuisse droite. Comme mon arrière-grand-père me blottissait contre lui en me caressant les cheveux, j’ai regardé Bill par-dessus son bras. Il avait vécu tant d’années, bravé tant d’épreuves, survivant coûte que coûte. Et, pourtant, il avait été prêt à mourir pour moi. Quelle femme, humaine, fée, vampire ou changeling, n’aurait pas été touchée par un tel don de soi ? J’ai pensé aux nuits qu’on avait passées ensemble, à toutes ces longues conversations qu’on avait eues, allongés côte à côte... et je me suis mise à pleurer, étonnée de pouvoir encore trouver en moi assez d’énergie pour ça.
Mon arrière-grand-père s’est assis sur ses talons et m’a dévisagée.
— Il faut que tu rentres chez toi, a-t-il affirmé.
— Et Claudine ?
— Elle a rejoint le pays où le soleil ne se couche jamais.
Toutes ces mauvaises nouvelles, encore et encore... Je n’en pouvais plus. Je saturais.
— Prince des fées, je vous laisse nettoyer le champ de bataille, a soudain déclaré Eric en se levant. Votre arrière-petite-fille est ma femme. Elle m’appartient, à moi et à nul autre. Je vais la ramener chez elle.
Niall l’a fusillé du regard.
— Tous les morts ne sont pas des fées, a-t-il protesté avec un coup d’œil appuyé vers Clancy. Et que devons-nous faire de celui-là ?
Il pointait le menton vers Tray.
— » Celui-là » doit retourner chez lui, suis-je intervenue. Il a droit à des funérailles dignes de ce nom. Il ne peut pas juste disparaître de la circulation.
Je n’avais pas la moindre idée de ce que Tray aurait souhaité, mais je refusais que les fées jettent sa dépouille dans un trou n’importe où. Il méritait mieux que ça, beaucoup mieux que ça. Et puis, il fallait prévenir Amélia. Seigneur ! J’ai essayé de replier mes jambes pour me relever, mais ça a dû tirer sur mes points de suture, parce que de terribles élancements m’ont traversée. J’ai laissé échapper une plainte, mais j’ai serré les dents.
Les yeux rivés au sol, j’ai tenté de reprendre mon souffle. C’est à ce moment-là que j’ai vu les doigts de Bill remuer.
— Il est vivant, Eric ! me suis-je écriée et, bien que ça me fasse un mal de chien, j’ai réussi à étirer mes lèvres pour esquisser un sourire. Bill est vivant !
— Parfait, m’a répondu Eric, d’un ton un peu trop calme à mon goût.
Il a ouvert son portable pour appuyer sur la touche d’un numéro préenregistré.
— Pam ? a-t-il dit. Pam, Sookie est en vie. Oui, Bill aussi. Non, pas Clancy. Amène le van.
J’ai probablement perdu le fil, à un moment, parce que, quand j’ai repris mes esprits, Pam était arrivée. Elle et Maxwell Lee nous ont couchés à l’arrière d’un énorme van équipé d’un matelas, Bill et moi. Toujours tiré à quatre épingles, Maxwell Lee avait tout d’un homme d’affaires noir qui se serait retrouvé par erreur dans la peau d’un vampire. C’était du moins l’impression qu’il donnait. Même par cette nuit de guerre qui avait vu un déchaînement de violence sans nom, Maxwell demeurait impeccable, classe, imperturbable. Bien que d’un format nettement plus imposant que Pam, il a mis autant de douceur et de délicatesse qu’elle à nous transporter et à nous installer à l’arrière du van – bel effort, pour des vampires, et effort apprécié à sa juste valeur. Pour une fois, Pam s’est même abstenue de tout commentaire cynique : un exploit.
Pendant qu’on roulait vers Bon Temps, j’ai entendu les vampires discuter à l’avant.
— Ce serait vraiment dommage, si elles venaient à quitter définitivement ce monde, soupirait Pam, évoquant vraisemblablement la fin de la guerre des fées. Je les adore. Elles sont tellement difficiles à attraper.
— Je ne m’en suis jamais fait une, a déploré Maxwell.
— Miam ! a commenté Pam.
Et c’était le plus éloquent « miam ! » que j’aie jamais entendu.
— Taisez-vous, leur a ordonné Eric.
Ils ont aussitôt obtempéré.
C’est alors que j’ai senti les doigts de Bill se refermer sur les miens, les étreindre.
— Clancy continue à vivre à travers Bill, a dit Eric, au même moment.
Les deux autres vampires ont reçu cette nouvelle avec un silence que j’ai interprété comme une marque de respect.
— Comme tu vis à travers Sookie, a murmuré Pam.
Deux jours plus tard, mon arrière-grand-père est venu me voir. Après lui avoir ouvert, Amélia est retournée pleurer au premier. Elle connaissait la vérité, bien sûr, contrairement au reste de nos concitoyens. Tout le monde était choqué qu’on soit entré par effraction chez Tray et qu’on l’ait torturé. L’opinion générale voulait que ses agresseurs l’aient pris pour un dealer, bien qu’aucun objet ayant le moindre rapport avec le trafic ou la consommation de drogue n’ait été trouvé chez lui ni dans son atelier, en dépit de fouilles répétées. Son ex-femme et son fils s’occupaient de l’organisation des obsèques. La cérémonie religieuse serait célébrée à l’église de l’Immaculée Conception. J’allais essayer d’y assister pour soutenir Amélia – j’avais encore un jour pour me remettre. Pour l’heure, je me contentais de rester au lit en chemise de nuit.
Eric ne pouvait plus me donner de sang pour hâter la fin de ma guérison. D’abord, parce qu’il m’en avait déjà donné deux fois en trois jours (sans parler des petites morsures qu’on avait échangées pendant l’amour) et qu’en conséquence, d’après lui, on s’était dangereusement approchés d’une limite qu’il n’avait pas jugé bon de me préciser. Et, ensuite, parce qu’il avait besoin de son sang pour guérir lui-même. Il avait même dû en prendre à Pam. Donc, j’endurais mes démangeaisons en silence. Du moins le sang de vampire avait-il permis à mes chairs de se régénérer aux endroits où elles avaient été arrachées à coups de dents. C’était déjà ça.
Si on n’examinait pas mes blessures de trop près, ça rendait aussi mes explications plausibles (j’avais été renversée par un chauffard qui avait pris la fuite). Évidemment, Sam n’y avait pas cru une seconde, et j’avais été obligée de tout lui avouer, dès sa première visite. Les clients compatissaient, m’avait-il assuré, la deuxième fois qu’il était venu. Il m’avait apporté des nuggets de chez Dairy Queen et des marguerites. Mais j’avais surpris le regard sombre qu’il posait sur moi quand il croyait que je ne le voyais pas.
Après avoir approché une chaise du lit, Niall m’a pris la main. Peut-être les derniers événements avaient-ils légèrement creusé les fines ridules qui parsemaient son visage. Peut-être était-il un peu triste aussi. Mais mon prince d’arrière-grand-père avait toujours cette beauté, cette majesté, cette étrangeté incroyables et, maintenant que je savais de quoi les siens étaient capables, il me paraissait également... franchement terrifiant.
— Est-ce que vous saviez que c’étaient Lochlan et Neave qui avaient tué mes parents ? lui ai-je posément demandé.
Il a hoché la tête – après avoir marqué une hésitation, tout de même.
— Je le suspectais. Quand tu m’as dit que tes parents s’étaient noyés, c’était une éventualité que je ne pouvais négliger. Breandan et les siens ont tous une affinité marquée avec l’eau.
— Je suis bien contente qu’ils soient morts, ceux-là. Ils ont payé.
— Oui, moi aussi. Et la plupart des partisans de Breandan ont été supprimés. J’ai cependant épargné deux fées de sexe féminin – nous avons tant besoin de génitrices ! – bien que l’une d’entre elles soit la mère du fils de Breandan.
Il semblait presque s’attendre à recevoir des félicitations.
— Et l’enfant ?
Niall a secoué la tête, ses ruisselants cheveux de lumière accompagnant le mouvement.
Il m’aimait, j’en étais persuadée, mais il venait d’un monde encore plus sauvage que le mien.
— Je vais couper notre monde du reste de l’univers et achever d’en condamner tous les accès, a-t-il alors déclaré, comme s’il avait lu dans mes pensées.
— Mais c’est ce qui a déclenché la guerre ! me suis-je exclamée, interloquée. C’était ce que Breandan voulait !
— J’en viens à penser qu’il avait raison, quoique pour de mauvais motifs. Ce ne sont pas les fées qui doivent se protéger des humains. Ce sont les humains qu’il faut protéger des fées.
— Qu’est-ce que ça implique exactement ? Quelles seront les conséquences ?
— Ceux d’entre nous qui avaient décidé de vivre parmi les humains vont devoir choisir.
— Comme Claude ?
— Oui. Il va être contraint de rompre tout lien avec notre monde, s’il veut continuer à vivre ici.
— Et les autres ? Ceux qui vivent déjà dans ce monde mystérieux ?
— Ils ne pourront plus en sortir.
Son beau visage était empreint d’un profond chagrin.
— Je ne pourrai plus vous voir ?
— Non, mon enfant. Il ne vaut mieux pas.
J’ai essayé de trouver la force de protester, de répondre que, vu que je n’avais quasiment plus aucun parent, ce serait affreux de ne plus pouvoir lui parler. Mais ces mots-là ont refusé de franchir mes lèvres.
— Et Dermôt ? ai-je préféré lui demander.
— Il demeure introuvable. Soit il est mort, soit il se cache dans un endroit que nous n’avons pas encore découvert. Et, s’il est encore ici, il se montre vraiment très rusé et très discret. Nous poursuivrons les recherches jusqu’à ce que la porte soit définitivement fermée.
J’espérais vraiment, de tout mon cœur, que Dermôt se trouvait du côté féerique de cette porte.
C’est ce moment-là qu’a choisi Jason pour faire son entrée.
Mon arrière-grand-père – notre arrière-grand-père – s’est levé d’un bond. Mais il s’est vite repris.
— Tu dois être Jason, lui a-t-il dit.
Mon frère l’a dévisagé d’un regard morne. Depuis la mort de Mel, Jason n’était plus le même. Dans l’avant-dernier numéro du journal local avaient été rapportées à la fois l’histoire de l’horrible découverte du corps de Tray Dawson et celle de la disparition de Mel Hart. Et si les deux événements étaient liés d’une manière ou d’une autre ? Nombreux étaient ceux qui le suspectaient, en tout cas.
J’ignorais ce qui s’était passé, après la scène à laquelle j’avais assisté derrière la maison de mon frère. J’ignorais comment les panthères-garous avaient fait pour étouffer l’affaire. Et je ne voulais pas le savoir. J’ignorais également où était passé le corps de Mel. L’avaient-ils dévoré ? Était-il au fond de l’étang, chez Jason ? Gisait-il quelque part dans la forêt ?
C’était cette dernière hypothèse que je privilégiais, quant à moi. Avant de disparaître, Mel avait déclaré qu’il partait chasser tout seul. C’était du moins ce que Jason et Calvin avaient raconté aux flics. Et sa voiture avait été retrouvée garée près d’une réserve de chasse dans laquelle il avait ses entrées. On avait aussi retrouvé des traces de sang à l’arrière de son pick-up. Ce qui avait poussé la police à soupçonner Mel d’être pour quelque chose dans l’horrible mort de Crystal Stackhouse. Et voilà maintenant qu’on avait entendu Andy Bellefleur maugréer qu’il ne serait pas autrement surpris que ce brave Mel ait mis fin à ses jours dans les bois...
— Ouais, je suis Jason, lui a répondu mon frère d’une voix d’outre-tombe. Et vous êtes... mon arrière-grand-père, j’imagine ?
Niall a incliné la tête.
— Oui. Je suis venu faire mes adieux à ta sœur.
— Mais pas à moi, hein ? J’suis pas assez bien pour ça.
— Tu ressembles trop à Dermôt.
— C’est ça, ouais, a maugréé Jason en se laissant tomber sur mon lit. Ben, il m’a pas semblé si mal, à moi, ce Dermôt. Il est v’nu m’prévenir pour Mel, au moins. Il est v’nu m’dire qu’il avait tué ma femme.
— Oui, a concédé Niall d’une voix lointaine. Il se peut que Dermôt ait fait preuve de favoritisme à ton égard, à cause de votre ressemblance. Tu sais qu’il a joué un rôle non négligeable dans l’assassinat de vos parents, je présume ?
On l’a tous les deux regardé, aussi stupéfaits l’un que l’autre.
— Les fées des eaux aux ordres de Breandan ont bel et bien précipité leur véhicule dans la rivière, d’après ce que l’on m’a raconté. Mais seul Dermôt a pu ouvrir la portière et extraire vos parents de l’habitacle. Après, les naïades n’ont plus eu qu’à les maintenir sous l’eau.
J’en ai eu des frissons.
— Ben, moi, j’suis bien content qu’vous vous barriez. Et j’espère bien que vous r’viendrez jamais. Ni vous ni aucun d’entre vous.
J’ai vu une ombre passer sur le visage de Niall.
— Je ne peux aller contre ce que tu ressens, a-t-il murmuré. Je voulais juste connaître mon arrière-petite-fille. Mais je ne lui ai apporté que du malheur.
J’ai ouvert la bouche pour protester. Puis je me suis rendu compte que c’était la plus stricte vérité. Même si ce n’était pas toute la vérité.
— Vous m’avez apporté la certitude que je pouvais trouver de l’amour dans ma famille, ai-je objecté.
J’ai cru que Jason allait s’étouffer.
— Vous avez envoyé Claudine pour me protéger, ai-je poursuivi, et elle m’a sauvé la vie plus d’une fois. Vous allez me manquer, Niall.
— Le vampire n’est pas un mauvais homme. Et il t’aime, m’a répondu mon arrière-grand-père, en se levant. Adieu.
Il s’est penché pour m’embrasser sur la joue. Mais ce n’était pas un simple baiser. Il y avait quelque chose de magique dans ce contact, un pouvoir... Je me suis immédiatement sentie mieux. Avant que Jason ait pu réagir, Niall l’embrassait sur le front. Aussitôt, j’ai vu la tension qui nouait les épaules de mon frère se relâcher.
Et puis, pouf ! il a disparu.
Je n’avais même pas eu le temps de lui demander de quel vampire il voulait parler...